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Activités Intérieures

Posté : mar. juin 10, 2025 11:47 pm
par Vasterien
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Re: Activités Intérieures

Posté : mar. juin 10, 2025 11:51 pm
par Vasterien
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Nous voulons des vaisseaux.
La tempête de poussière avait finalement contourné la Basilique et la Cité Éternelle, capitale encore ruinée de l'ancien Dominion. C'était pour le mieux, jugea Veine Bahu. La consommation des boucliers environnementaux représentait un coût pour le moins irritant, bien que prévu dans le budget mensuel de l’agglomération. Et c'était sans parle des jours d'interruption de travaux qui auraient suivi le déferlement de rouille et de sable contaminé. Parfois c'était à se demander si la planète n'était pas consciente, et très opposée à la reconstruction des villes et palais impériaux.

Une pensée imbécile, il le savait. En fait les tempêtes et les ruines avaient une origine commune : les imposants bombardements orbitaux qui avaient précipité la chute du Dominion, rasant des pans entier de villes et soulevant d'immenses masses de terre, de poussière, de paillettes métalliques qui étaient encore en suspension dans l'air et donnait à certaines régions de Bastion le teint rougeâtre que les nouvelles générations lui associaient désormais.

Tempête ou pas, il était peu probable que son Excellence Lyra Nova, eut annulée les "festivités" du jour. Comme tous les gris – pardon – les ressuscités, elle était d'un naturel vaguement conservateur. Pas sur le plan sociologique, mais sur celui plus immédiat de la planification et des imprévus. Cette petite créature toute en jeunesse en ADN bricolé n'aimait pas les changements de dernière minute. La tempête aurait pu la mettre de mauvaise humeur. Heureusement, elle semblait pour l'heure dans d'excellentes dispositions. Et pourquoi ne pas l’être, après tout. Elle était, à tout point de vue, au sommet du monde. Son monde.

Ils étaient installés dans la loge impériale, un balcon de basalte noir sculpté qui surplombait le cirque. La structure entière de l’arène tenait de la cathédrale technologique, une nef immense hérissée d'ogives métalliques et de contreforts enchevêtrés de câbles épais comme des pythons. À la place des vitraux, des écrans géants, hauts de cent mètres, retransmettaient en gros plans granuleux la passion qui se jouait en contrebas, leurs images grésillantes peignant des fresques de souffrance en temps réel.

Au centre, sur le sable souillé, l'objet de l'attention générale : le Seigneur de Guerre Amaratran Koralix. Ou du moins, ce qu'il en restait. Son corps, maintenu verticalement par des câbles accrochés à des pylones, n'était plus qu'un monticule de chair meurtrie. Le symbiote de combat, cette merveille de bio-ingénierie conçue pour le maintenir en vie au cœur de la bataille la plus féroce, remplissait son office avec une cruauté aussi aveugle qu’accidentelle. Refusant au corps le repos de la mort. Chaque organe lacéré était aussitôt recousu par des filaments, chaque os brisé renforcé par une sécrétion calcique, chaque litre de sang perdu régénéré dans un gargouillis fiévreux. Amaratran Koralix était une toile vivante, et la file d'attente qui serpentait devant lui était composée d’artistes amateurs.

Un à un, les survivants de ses conquêtes, les pères sans fils et les veuves en haillons, les frères, les sœurs, les filles et filles, s'avançaient. Armés de ce qu'ils avaient pu trouver – tessons de verre, barres de fer rouillées, flacons d'acides industriels –, ils prenaient leur dû. Un coup de poignard dans un rein qui se régénérait aussitôt, un coup de masse sur une rotule qui se ressoudait dans un craquement humide. Chaque assaut était accompagné d'un cri, de pleurs ou d'une insulte. La clameur qui montait des gradins était une chose grasse, épaisse, un mélange de jubilation et de deuil.

Veine Bahu s'efforçait de fixer le ballet des drapeaux qui claquaient au sommet de l'arène. Il sentait le regard de l'Impératrice sur lui. Elle, Lyra Nova, était installée sur son trône organique, le menton posé sur sa main gantée. Un sourire de porcelaine flottait sur ses lèvres, un amusement distant, comme si elle observait des insectes exotiques. Son ennui poli était moins lié à la situation qu’à son être. Veine ne l’avais jamais vu vraiment présente.

« Dites-moi, Ministre Protecteur, » sa voix fut une mélodie fluette qui trancha sans peine le vacarme. « Pourquoi une telle mise en scène ? Ses crimes sont légion, je n'en doute pas. Mais cet acharnement... C'est inhabituellement personnel, même pour nous. »

Bahu déglutit, l'odeur de sang cuit et d'ozone lui soulevait le cœur.

« Son crime principal, Votre Excellence, est d'ordre stratégique, pas humain. Amaratran Koralix a été jugé coupable d'avoir réactivé des chantiers spatiaux et entamé la construction d'une flotte de frégates. Une violation directe du traité fondamental du Tribunal de Kel-Traban. » Il marqua une pause, choisissant ses mots. « Le Tribunal craint, avec raison, que si un Seigneur de Guerre accède à l'orbite, les autres suivront. La planète se transformerait en champ de tir orbital en moins d'un cycle. »

Une loi que tous connaissaient. La princesse, du fait même de son rôle, n’aurait pas dû ignorer cette situation. La question même pouvait passer pour une plaisanterie absurde. Pourtant Lyra Nova ne répondit pas tout de suite. Son regard s'attarda sur un enfant qui gravait une insulte sur la cuisse du Seigneur de Guerre avec une petite lame. La robe de chair vivante de la princesse pulsa doucement, un tissu carmin parcouru d'un réseau veineux bleu nuit. Gonflée de sang synthétique et chaud, elle frissonna en écho à l'intérêt de sa porteuse, exhalant une buée rosée.

Lyra se tourna enfin vers Bahu, son innocence était une arme en soi. « Je comprends la logique du Tribunal. C'est prudent. » Elle ignora l'explication de Bahu pour aller au cœur de sa propre pensée. « Mais alors, pourquoi le gouvernement, notre gouvernement, ne s'y attelle pas ? Si l'espace est interdit aux seigneurs, il devrait être le domaine du pouvoir central, n'est-ce pas ?
 Ce n'est pas dans les priorités actuelles du gouvernement, Votre Excellence, » répondit Bahu. « La reconstruction, la stabilité, le danger que représentent encore certains seigneurs de guerre...
La stabilité, » répéta-t-elle en détachant chaque syllabe, comme si elle goûtait un mot nouveau et étrange. Elle lui offrit un sourire éclatant, plein de dents parfaites. « Alors le Tribunal pourrait peut-être se pencher sur la question de ses priorités. »

Puis, elle se détourna de lui, reportant son attention sur le spectacle. Et elle se mit à siffloter, un air atonal qui se perdit dans les hurlements de l'arène. Là-bas, le dernier plaignant se retirait, laissant derrière lui une nouvelle plaie béante sur le torse de Amaratran Koralix, que le symbiote s'empressait déjà de cautériser dans un sifflement de chair grillée. Un silence relatif tomba sur les gradins, un recueillement lourd, l'expectative de l'acte final.

L'Impératrice se leva avec la grâce fluide attendue de son rang. Sa robe de chair pulsa une dernière fois, et sembla se remplacer sur son corps. De son balcon, Lyra Nova contempla le débris humain qui se balançait au bout de ses cordes. Veine Bahu profita de cet interlude pour balayer du regard les autres loges. Il reconnut les maîtres des guildes biotechnologiques, leurs visages impassibles derrière des sourires de circonstance. Plus loin, le Représentant de la Pureté, droit et austère, était une statue de réprobation silencieuse. Et dans les balcons les plus sombres, les silhouettes d'autres Seigneurs de Guerre, venus assister à la chute d'un rival, observaient avec un intérêt clinique, prenant sans doute des notes.

À l'autre bout de l'arène, une herse de fer monumentale se souleva dans un grincement de métal torturé, révélant une alcôve plongée dans l'ombre. Une silhouette s'en détacha. Une profanation assemblée. On devinait des morceaux d'êtres humains – un torse masculin, des hanches de femme, des fragments de visages aux expressions figées – tenus ensemble par un amoncellement de serre-câbles de plastique, de fils électriques nus et d'une armature mécanique qui grinçait à chaque pas. Ses bras principaux, longs et démesurés, étaient couverts d'une grappe de membres secondaires plus petits, se déployant comme les pétales d'une fleur. Au bout de chaque appendice se trouvait un instrument de supplice : seringues de neurotoxines, tasers, pinces chirurgicales et scies à os.

Deux assistants Chan's, leurs carapaces chitineuses luisantes sous les projecteurs, l'encadraient. Ils avançaient d'un pas rapide et fluide, portant de longues piques terminées par des crochets barbelés. Leur mission était simple : immobiliser la cible pour que le bourreau puisse opérer.

Ils s'approchèrent de Amaratran Koralix. Le Seigneur de Guerre, la tête basse, semblait enfin vaincu, une épave attendant le dépeçage. Mais alors que le premier Chan tendait sa pique pour lui perforer l'épaule, le corps de Koralix explosa dans un spasme de violence pure. Dans un hurlement qui n'avait plus rien d'humain, il projeta son torse en avant, arrachant les câbles le retenant puis = l'un des crochets de son propre pectoral dans un bruit de succion immonde. Avant que quiconque ne puisse réagir, il fit tournoyer la pique. La pointe barbelée déchira l'exosquelette du premier Chan, projetant une gerbe d'hémolymphe verdâtre. Le second arthropode tenta une parade, mais Koralix utilisa le corps de son premier assaillant comme bouclier et empala le second.

La foule explosa. Une pluie de fleurs aux couleurs criardes, de gobelets vides et de détritus divers s'abattit sur le sable, les spectateurs acclamant ce retournement inattendu. Le Bourreau, lui, avança sans se presser, ses multiples bras se déployant dans un cliquetis sinistre.

L'Impératrice, nullement troublée, se rassit avec un soupir d'aise. Elle applaudit poliment, de petits claquements secs et mesurés de ses mains gantées, comme on félicite un acteur pour une tirade particulièrement bien sentie.

Le combat fut bref et d'une brutalité insensée. Amaratran Koralix, armé de sa pique volée, se déchaînait avec la fureur d'un animal acculé. Le symbiote était aussi un amplificateur de combat, inondant son système nerveux d'adrénaline et de stimulants de synthèse. Il se déplaçait avec une rapidité et une force que son corps ravagé n'aurait jamais dû posséder, laissant des traînées de fluides dans son sillage. Il esquiva une volée de seringues hypodermiques, para un coup de taser avec le manche de sa pique et plongea sous les bras principaux de l'abomination mécanique.

Celle-là n'était pas conçue pour l'agilité. Instrument de torture méthodique, ses compétences de duelliste étaient en fait bien maigres. Koralix exploita cette faiblesse, martelant les jointures mécaniques, visant les câbles exposés. Une pince chirurgicale lui arracha une large tranche de peau du dos, une scie circulaire lui entailla profondément la cuisse, mais il ignora la douleur. Avec un rugissement final, il enfonça la pointe de la pique au centre de l'assemblage, là où un cœur humain, enchâssé dans une cage de plexiglas et de tuyaux, battait encore. L’organe fut percé, déchiré dans une pulvérisation de sang et de liquide de conservation. L’être biomécanique chancela, ses multiples membres saisis de convulsions. Des étincelles jaillirent de ses articulations, puis, dans un long gémissement de métal et de chair, il s'effondra, inerte.

Un silence stupéfait tomba sur l'arène. Le Seigneur de Guerre se tenait debout au milieu du carnage, la poitrine haletante, couvert de son sang et de celui de ses adversaires. Il laissa tomber la pique. Puis, lentement, il pivota, le corps secoué de tremblements. Ses yeux fous cherchèrent et trouvèrent la loge impériale.

Et il tomba à genoux.

Le colosse qui venait de défaire trois adversaires dans un bain de sang se jeta au sol, le front contre le sable souillé.

« Excellence ! » sa voix, brisée et rauque, s'éleva dans le silence. « J'ai fauté. Je le reconnais. Mais ma force, ma loyauté... Elles peuvent encore servir le trône ! Laissez-moi vivre ! Laissez-moi servir ! » Sa supplique était un grognement pathétique, l'ultime pari d'un homme qui n'avait plus rien.

Dans sa loge, Lyra Nova fit mine de réfléchir. Elle pencha la tête sur le côté, pinçant ses lèvres dans une moue pensive. Elle regarda l'épave suppliante, puis son Ministre Protecteur. C’était comme si elle cherchait quelque chose, dont la nature même lui échappait complètement.. Finalement, elle haussa délicatement les épaules, un geste d'indifférence totale.

Aussitôt, des buses dissimulées dans le sol de l'arène s'ouvrirent. Un liquide gélatineux et inflammable inonda le sable autour du Seigneur de Guerre, qui releva la tête, son visage tordu par l'incompréhension puis par une terreur absolue. Une étincelle jaillit.

Amaratran Koralix s'embrasa dans un bruit assourdissant. Le symbiote, ultimement fidèle à sa mission, lutta désespérément contre les flammes, régénérant la peau qui cloquait, réparant les poumons qui se remplissaient de fumée, prolongeant le supplice bien au-delà de ce que la nature aurait permis. Les hurlements furent longs, perçants, inhumains. Un son qui semblait devoir déchirer la trame même de la réalité. Lyra Nova l'écouta avec une curiosité polie, la tête légèrement inclinée. Finalement elle ne semblait même plus être ici, plongée dans ses pensées, un monde intérieur qui requérait toute son attention.

Lorsque les hurlements cessèrent enfin, Lyra Nova se tourna vers Veine Bahu, son visage aussi serein que si elle venait d'observer un coucher de soleil.

« Ministre Protecteur, » dit-elle doucement. « Faites en sorte que le Tribunal de Kel-Traban abroge ce traité. Nous voulons des vaisseaux. »

Dans la loge des seigneurs de guerre

Posté : lun. juin 16, 2025 1:17 pm
par Vasterien
Dans la loge des seigneurs de guerre
Situé à l’écart de la loge impériale, le salon habituel des seigneurs de guerre passait pour une de ces grandes vitres anonymes derrière lesquelles devaient se cacher quelques sénateur ou représentant de guilde, et c’était très bien comme ça : ses occupants se souciaient peu d’apparaître ici. C’est qu’ils ne s’adressaient jamais au peuple, qui n’était à leurs yeux qu’une ressource utile, une valeur comptable. Leur politique était celle des autocrates classiques, à l’opposée polaire des méthodes et valeurs supposées du Tribunal. C’était aussi en partie ce qui justifiait l’existence d’une loge commune, là où leur stature leur aurait de toute façon permis d’obtenir d’excellentes places individuelles.

En effet, ils voyaient généralement la guerre comme un business. La culture même du peuple Chan et de ses obligés désacralisait la vie et les actes de violence au point qu’une rivalité mortelle ne soit pas incompatible avec des relations interpersonnelles cordiales, voire amicales. Cela étant, la nature des seigneurs de guerre ne les poussait pas vraiment vers la cordialité, et c’était à se demander ce qui pouvait motiver ces rassemblements acrimonieux de ce que Kel-Traban – Bastion – pouvait donner de plus puissant et sans pitié.

La vérité est qu’il fallait maintenir une forme d’ordre, et s’ils étaient peu à avoir réellement théorisé la pratique, ces rassemblements officieux permettaient d’assurer une certaine cohésion et coopération entre les dictateurs des différentes provinces planétaires. Même les plus détestés, à l’image d’Abyseth, que tous faisaient présentement semblant de tolérer malgré la place que prenait le pylône en treillis auquel il était accroché. Son état actuel était lié à d’importantes modifications de son organisme et il se comparait lui-même à une chrysalide, bien que des rumeurs faisaient plutôt état d’une maladie génétique dévorante sa chair et imposant des mesures de survie drastiques. Engoncé dans un épais emballage jaune suintant, maintenu contre son corps par d'épais pieux métalliques. Seule sa tête en dépassait, couverte d'un masque mortuaire blanc qui ne laissait paraître qu'une peau grise et craquelée à l'arrière de son crâne, d'où plusieurs câbles émergeaient pour s'enfoncer dans son dispositif de support vital, entre les treillis duquel était attaché le corps inversé d’un enfant cloné, réduit à sa plus stricte fonction : servir d'organes de rechanges, une batterie biologique frémissante.

À côté d’Abyseth se trouvait Sabath, qui finissait de replier ses immenses ailes blanches et rouge, chair pourrie et plumes soyeuses, pour approcher l'une de ses "mignonnes". L'esclavage était mal vu mais pas à proprement dit proscrit, sur le territoire du Tribunal. Plus spécifiquement, les seigneurs de guerre disposaient d'une immunité diplomatique s'étendant à l'ensemble de leurs biens. Pour autant que l’Ange soit concerné, ses mignonnes étaient bien sa propriété. Il y en avait présentement quatre dans la pièce, encagoulées et vêtues de tuniques transparentes révélant des corps scarifiés de motifs complexes. Une part importante de leur travail semblait consister à balader des stylets et de la peinture dorée sur les cicatrices qui courraient le long de leur maître.

« Tu vois Abyseth, mon vieux, je n’aimerais pas être à la place de Koralix, » dit-il enfin. « Mais ça me donne des idées pour quand nous aurons terminé nos petits conflits frontaliers. » Puis il rit, un son sec, dépourvu de toute joie. Abyseth ne réagit que par un léger sifflement de ses régulateurs.

Les autres seigneurs de guerre n’y firent pas trop attention. Ils parlaient actualités, jetaient des dés à une table de jeu, leurs voix s'élevant parfois en éclats de rire gras, jurons fleuris. Certains découpaient de larges tranches de chair dans l’immense carcasse qui pendait du plafond. Des cocktails hormonaux injectés durant la croissance de la créature donnait à sa viante des propriétés euphorisantes.

Reposant les jumelles avec lesquelles elle observait le martyr de Koralix, Andrealphus replia l'un de ses huit bras pour décaler une mèche de cheveux noire et épaisse qui tombait sur son visage. Sa robe en tissus vivants ondula doucement autour d'elle. La cheffe de guerre observa ses collègues un à un avec une impatience à peine contenue, elle haussa doucement le ton.

« Où est Khatan ? »

La question ne fit pas réagir grand monde. Sauge-Plaie, une femme aux cheveux couleur rouille tressés de fil de fer barbelé, élargit son éternel sourire, en profitant pour exposer son trop-plein de dents acérées comme des rasoirs. Elle avait les bras repliés contre sa poitrine, triturant le jabot de sa robe style victorien, maculée de taches suspectes, du bout de ses longs doigts. La lumière renforçait l’aspect caractère écarlate de sa peau.

« Elle supervise personnellement la conquête du territoire de feu – bientôt feu – Koralix. Elle a envoyé ses charognards récupérer ses actifs avant même que le premier cri ne s'échappe des ses lèvres. »

L’un des seigneurs, un colosse à la peau tannée et aux yeux porcins, renchérit en crachant un morceau de viande mal mâché.

« Quel connard d’oublier les traités… »
Il le paye à prix fort, » ajouta un autre, un Chan à la carapace polie ornée de glyphes dorés, en faisant claquer ses mains l’une contre l’autre. « Une leçon pour nous tous, n'est-ce pas ? Discrétion est mère de survie. »

Sauge-Plaie acquiesça, son sourire s'étirant encore, c’était comme si sa peau allait rompre.

« Je me demande ce qui lui a pris. Il avait pourtant du potentiel, c’est dommage.
Khatan est en train de bouffer son territoire ? » Andrealphus fit un geste circulaire avec quatre de ses bras, sa robe se hérissait de motifs abstraits. « Excusez-moi, mais suis-je la seule à ne pas être complètement conne, ici ? Pourquoi est-ce que ça ne vous inquiète pas plus que ça ? Elle s'étend sans contrepartie. Elle. Devient. Trop. Grosse. »
Mes forces y sont déjà. » Sabath, l'ange, s'était détourné de la contemplation de la torture pour fixer Andrealphus de ses yeux aux pupilles fendues. « Ainsi que celles de Bhaal, d’Odjon, et je crois que vous avez déployé quelques unités, Faust ? Histoire que Khatan ne s'étouffe pas avec un morceau trop gros. »

Un humanoïde en chemise à fleur criarde, le dénommé Faust, déposa le scalpel avec lequel il venait de se tailler une tranche de chair de la carcasse, et acquiesça avec un sourire débonnaire avant de lever un pouce approbateur. L’ange s’était retourné vers l’arène, un léger frémissement parcourant ses ailes.

« Khatan ne sait pas ce qu’elle manque. »
Hmhm. » Sauge-Plaie acquiesça doucement. « Donc vous voyez, très chère Andrealphus, tout est sous contrôle. L’équilibre est maintenu : Khatan aura sa part, nous aurons la nôtre. »

Andrealphus secoua la tête, mais sembla s’avouer vaincue pour le moment. Elle se dirigea vers le bord du balcon et croisa ses bras principaux dans le dos, caressant distraitement la rambarde d’une main.

« Nous aurions dû nommer un successeur à Koralix et garder son territoire entier. Le dépecer ainsi ne fait que créer plus de vide et d'opportunités pour le Tribunal.
Nan. » Le dénommé Faust déglutit bruyamment avant d’ajouter, la bouche pleine. « Le Tribunal aurait sauté sur l’occasion. Veine Bahu aurait imposé un mandat administratif ou que sais-je. Pas dans nos intérêts. Il faut les garder occupés avec leurs petites lois.
– Vrai qu’il s’est enfin sorti les doigts du cul depuis que l’Impératrice est là, » maugréa le colosse à la peau tannée. « Elle doit lui foutre la pression, cette petite chose. Ou alors, il a enfin compris qu'il ne pouvait pas nous ignorer éternellement.
Cette espèce de sombre conne sait à peine qui elle est et ce qui se passe autour d’elle, » ricana Sauge-Plaie. « Son esprit flotte à des années-lumière de la réalité de Bastion. Je crois que c’est plus les Gris qui inquiètent Bahu. Ces fossiles voudraient nous ramener aux jours de gloire de l'Empereur Éternel, avec leurs règles et leur ordre rigide.
À raison, » souligna Sabath, ses traits se durcissant un instant. « Si on écoutait ces types, on en serait encore au temps du Dominion, à lécher les bottes d'un tyran sénile. »

L’un des seigneurs resté muet jusque-là, un Chan sans modification particulière, soit une espèce d’énorme crevette à la carapace d'un rose mat, se redressa vivement. Baron, c’était son nom, était l’un de ces individus qui avait connu son heure de gloire à l’Université. Plus spécifiquement, à l’académie militaire impériale. Manifestement destiné à faire carrière dans l’armée du Dominion, il n’avait pas tout à fait digéré la chute du régime et refusait pour l’heure de rejoindre officiellement le Tribunal, ou même de se considérer pleinement comme un seigneur de guerre. Il avait pourtant assimilé son rôle, puisqu’il était ici.

Baron, donc, se redressa, ses multiples pattes claquant sur le sol, et pivota vers les autres, ses antennes frémissant.

« Le Dominion nous offrait une structure, une ambition. Ce chaos actuel, cette foire d'empoigne, n'est qu'une transition. Vers quoi ? Vers l'anarchie totale où même nous ne serons plus en sécurité ? L'Impératrice représente peut-être une chance de restaurer un semblant de grandeur, et nous nous chamaillons pour des miettes... »

Le silence qui suivit fut bref. L'évocation de l'Empereur Éternel, même indirecte, avait toujours cet effet. Chacun ici avait une opinion, un regret ou une ambition secrète liée à cette figure et à l'ordre qu'il avait imposé, puis perdu. En bas, dans l’arène, Amaratran Koralix s'embrasa dans un hurlement inhumain.

Sauge-Plaie plissa les yeux, observant la torche humaine avec un intérêt clinique. « Je me demande encore ce qui a bien pu lui prendre pour construire ces vaisseaux. »

Finalement, Sabath eut un petit rire de mépris. Il s'adossa à la balustrade, son regard fixé sur la loge impériale où la silhouette de Lyra Nova observait la scène, impassible. Les hurlements du Seigneur de Guerre en train de mourir n'étaient plus qu'un bruit de fond.

« Pauvre Bahu, » souffla l'ange, un sourire cruel aux lèvres. « Il va devoir trouver de nouveaux jouets pour occuper la petite princesse. Elle a l'air de s'ennuyer terriblement. »